Les Sud-Américains ont fait échouer le traité de Zone de libre-échange des Amériques voulu par Washington. Ils lui opposent un projet d’intégration politique régionale :
Quelle intégration et pour qui ?
La question de l’intégration latino-américaine ne peut être évoquée sans la formulation de quelques interrogations centrales. Intégration pour qui ? Pour les secteurs privilégiés de ces sociétés ? Pour que les capitaux, soient nationaux ou transnationaux, qu’ils puissent se déplacer librement dans tout le continent ? Ou, au contraire, pour les peuples, pour les pauvres, les exclus ?
Il n’y a rien dans l’idée d’intégration qui puisse être considéré comme favorable pour l’avenir des peuples du continent. Qu’il s’agisse d’une intégration latino-américaine ou sud-américaine, ne suffit pas pour correspondre aux intérêts populaires. Tout dépend du modèle d’intégration en question. Qui porte ce projet ? Pourquoi ? Pour qui ? En fonction de quels intérêts et de quelles des valeurs est-elle conçue ? Selon la réponse à ces questions, l’intégration peut soit renforcer les relations hégémoniques de domination actuelles, soit contribuer à ouvrir des espaces pour les combattre.
S’agit-il d’un projet d’intégration visant une plus grande ouverture de ces économies pour les soumettre aux diktats des tenants du capital ? Ou une intégration plus défensive ou protectrice qui aurait comme objectif de conquérir des espaces d’autonomie et de souveraineté pour définir des politiques publiques et des options économiques propres ? Autrement dit, une intégration qui contribue à effacer encore plus les espaces et les territoires de l’exercice de la souveraineté démocratique des peuples, ou une intégration ayant comme objectif de revenir sur les ravages causées par des siècles colonialisme et de politiques impériales qui ont encore cours sur le continent, et que les peuples subissent ?
Une intégration orientée vers les valeurs de l’individualisme matérialiste, de la concurrence de tous contre tous, dans laquelle la domination des puissants sur les faibles serait garantie par l’exploitation et l’exclusion, c’est-à-dire, une intégration qui accentue les inégalités actuelles ? Ou une intégration guidée par les valeurs de l’égalité, de la participation, de la pluralité, de la solidarité, de la communauté, une intégration qui reconnaisse, valorise et rende possible l’extraordinaire diversité des modes de vie des peuples de notre continent ?
Une intégration qui exploite sans limite les ressources naturelles, les transformant en marchandises exportables pour produire les excédents requis pour payer la dette externe ? Ou une intégration orientée vers de nouveaux modes de vie en harmonie avec la nature, en cessant de la considérer comme un ennemi à soumettre, à contrôler, à exploiter et en définitive détruire ?
Une intégration pensée comme une zone de libre-échange, conçue principalement comme un espace économique de libre circulation des marchandises et des capitaux ? Ou une intégration géopolitique conçue comme partie d’un processus de résistance à l’ordre global qui cherche imposer la politique unilatérale et impériale du capital transnational et du gouvernement des États-Unis ?
La Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA)
Le principal projet stratégique du gouvernement des États-Unis vers le continent américain dans son ensemble pendant les dernières dix années a été
En constitutionnalisant l’ordre néo-libéral par un accord supranational à valeur contraignante, les domaines de souveraineté sont drastiquement délimités, il en va de même pour l’exercice de la démocratie et la régulation sociale, notions qui sont perçues comme étant autant d’obstacles illégitimes au déploiement et aux mouvements des capitaux
Jusqu’à un peu plus de deux ans en arrière, la marche des négociations semblait inexorable. Des gouvernements soumis dans tout le continent négociaient secrètement des textes dans le dos de leurs peuples, et il paraissait inévitable qu’à la date prévue, c’est-à-dire, pour la fin de l’année 2004, on conclurait la négociation et la rédaction du texte de sorte qu’il puisse être ratifié en 2005. Toutefois, à partir de l’année 2002, les choses ont commencé à changer.
Les mouvements et les organisations sociales de la résistance à
Des organisations syndicales, des indigènes, écologistes, paysans, femmes et universitaires de tout le continent ont convergé vers une résistance de plus en plus organisée et capable de grandes mobilisations. Chacune des principales réunions des négociateurs de l’accord a été accompagnée de protestations massives (Québec, Buenos Aires, Quito, Miami). Les changements politiques représentés par l’élection de Chávez, de Lula et de Kirchner ont introduit des perspectives et des positions dans la négociation qui n’étaient pas prévues.
Au cours de la réunion du Comité de Négociations Commerciales (CNC) tenue à San Salvador en juillet 2003, il a été reconnu pour la première fois, à la table des négociations, que celles-ci étaient dans l’impasse. Il y a bien eu des tentatives successives pour sauver l’accord, par le biais d’un traité plus dilué (ZLEA light) ou par la voie d’une ZLEA à deux vitesses que permettrait aux gouvernements les plus en phase avec le modèle de libre commerce de préserver le contenu du projet original, tout en autorisant d’autres gouvernements à prendre des engagements plus tièdes ou mesurés. En cherchant à débloquer les négociations, les États-Unis ont convoqué diverses « réunions informelles » entre différents groupes de pays.
Les désaccords ont prévalu. Finalement, contre toute attente, ce qui ne semblait pas possible est devenu aujourd’hui une réalité. La résistance continentale a mis en échec
Différentes organisations du continent ont suggéré que le 1er janvier 2005, date à laquelle l’accord était supposé être finalisé, soit célébré comme le jour du triomphe des mouvements populaires des Amériques contre
Les Traités de libre Commerce (TLC)
Le remise en cause de
Étant donné le fractionnement et la dispersion de la résistance et les positions plus conciliatrices (vis-à-vis du libre commerce et du gouvernement des États-Unis) des gouvernements en question, dans ces accords l’agenda néo-libéral s’en trouve renforcé. Non seulement on va au-delà des accords de l’Organisation Mondiale de Commerce (OMC), mais même de ce qui était prévu dans les projets de
Les États-Unis ont exigé le brevetage des plantes et animaux (définis comme des inventions !), ainsi que des protocoles de diagnostics, thérapeutiques et chirurgicaux. Réaffirmant une fois de plus qu’il considèrent plus importants les profits de leurs groupes pharmaceutiques transnationaux que la santé publique, en plus de diverses mesures destinées à empêcher l’utilisation de médicaments génériques, ils exigent que
Dans les négociations sur l’agriculture les États-Unis exigent l’élimination de tous les instruments de protection et de promotion agricole utilisés par les pays andins (fourchettes de prix, quotas d’importation, etc.), tout en refusant catégoriquement de revenir sur les subventions colossales pour sa propre agriculture. Cette combinaison ne peut que conduire à la dévastation de l’agriculture andine, à remettre en cause les conditions de la sécurité alimentaire et mener à l’expulsion de millions de personnes de la campagne.
Malgré la ferme opposition populaire et de massives mobilisations d’organisations sociales et politiques d’Amérique centrale et andines [3], il n’a pas été possible jusqu’à présent d’interrompre ces négociations.
Mercosur et la Communauté Andine de nations
le Mercosur ou
Les projets actuels et les pratiques de l’intégration en Amérique latine se font avec des structures productives et des conditions politiques et idéologiques très différentes des celles qui avaient cours quand on débattait de l’intégration latino-américaine dans les années 60 et 70. Suite aux dictatures militaires et à l’application systématique des politiques néo-libérales d’ajustement structurel, ces sociétés ont profondément changé tant dans leur structure productive que dans leur tissu social. Suite à la répression, à la désindustrialisation et aux réformes du travail, le mouvement syndical s’est extraordinairement réduit et affaibli, et la plupart des nouveaux emplois sont crées dans le secteur dit informel.
La proportion de chefs d’entreprise dont la production était prioritairement orientée vers le marché intérieur a également décliné. La propriété de la terre est plus concentrée qu’il y a trois décennies. Les secteurs les plus dynamiques des économies du continent - ceux qui ont également aujourd’hui une plus grande incidence politique, un plus grand impact potentiel sur les politiques publiques - sont les secteurs triomphants de ces transformations économiques. Ce sont principalement les groupes financiers, ceux des services - comme les télécommunications - et les exportateurs de matières premières : dans le cas du Cône Sud, principalement le secteur de l’agro-industrie.
Ces secteurs sont contrôlés ou associés étroitement avec le capital transnational. Leurs bénéfices dépendent de l’ouverture économique, du dérèglement, des privatisations et de l’accès aux marchés internationaux. Ils constituent les forces dynamiques internes derrière les politiques du libre commerce.
Le sens aujourd’hui hégémonique néo-libéral commun, et les intérêts des secteurs qui ont profité des transformations politiques et de la structure économique produites au cours des trois dernières décennies, conditionnent les orientations de base des projets d’intégration qu’ils opèrent aujourd’hui et qui sont négocié dans tout le continent. On peut constater qu’une des raisons fondamentales pour lesquelles les gouvernements du Brésil et d’Argentine ont résisté si fermement à
Il ne s’agit pas de ne pas reconnaître que ces gouvernements n’ont pas eu de positions uniques et que des tensions ont existé entre des visions plus orientées vers le libre commerce et des visions qui revendiquent une plus grande autonomie pour les politiques publiques nationales. Toutefois, et au-delà des discours, le fait que
Le seul gouvernement participant aux négociations qui aie formulé des remises en question conceptuelles, politiques et de doctrine fondamentales dans chacune des dimensions du modèle d’intégration proposé par le gouvernement des États-Unis à travers l’ALCA a été celui du Venezuela.
Ces sont ces mêmes intérêts qui ont prévalu lors des négociations du MERCOSUR avec l’Union Européenne. Si l’on en croit les plaintes formulées par les principales organisations sociales du Cône Sud [4], en échange d’un accès limité des produits de l’agro-industrie du MERCOSUR au marché de l’Union Européenne, les négociateurs du MERCOSUR font des concessions qui auraient des effets nuisibles sur l’agriculture familiale, limiteraient la capacité des États à avoir des politiques industrielles autonomes, et transformeraient en marchandises des secteurs aussi importants que les « services culturels » et les « services à l’environnement ».
L’Union Européenne se verrait offrir un accès privilégié aux marchés. Il n’y a aucune raison de penser que les entreprises transnationales basées en Europe puissent avoir des effets plus limités ou soient moins prédatrices que les états-uniennes, ni que les gouvernements européens soient moins virulents dans la défense des intérêts de leurs entreprises. Toute les illusions à ce sujet ont été balayées par l’exemple de la récente crise argentine.
La Communauté sud-américaine de nations
Les gouvernements de l’Amérique du Sud savourent un nouveau temps fort historique dans le continent, à savoir la réalisation du rêve de Bolivar : la création de
La rhétorique de
Partant de « L’Histoire partagée et solidaire de nos nations », « une identité sud-américaine partagée et des valeurs communes, comme : la démocratie, la solidarité, les droits humains, la liberté, la justice sociale, le respect de l’intégrité territoriale, de la diversité, la non discrimination et l’affirmation de son autonomie, l’égalité souveraine des États et la solution pacifique des différents » est revendiquée.
Il est également reconnu que le développement économique n’est pas suffisant, et que diverses stratégies doivent être mises en œuvre pour notamment au-delà « d’une conscience environnementale responsable, de la reconnaissance d’asymétries dans le développement de ses pays, soient garanties une répartition plus juste et plus équitable des ressources, l’accès à l’éducation, la cohésion et l’insertion sociale, ainsi que la préservation de l’environnement et la promotion du développement durable ».
L’accent est mis sur « l’engagement essentiel de la lutte contre la pauvreté, de l’élimination de la faim, la création d’emplois décents et l’accès à la santé et à l’éducation pour tous comme autant d’outils fondamentaux pour le développement des peuples ». Sur le plan international il est fait appel aux « valeurs de la paix et de la sécurité internationale, à partir de l’affirmation du droit international et d’un multilatéralisme renouvelé et démocratique qui intègre de manière volontariste et efficace le développement économique et social dans l’agenda mondial ».
Du point de vue institutionnel,
Conformément au texte, il s’agit d’un projet d’intégration des peuples. Il y est affirmé : « Notre conviction est que les valeurs et les intérêts communs qui nous unissent, en plus d’engager les Gouvernements, ne pourront se réaliser que dans la mesure où les peuples prennent toute leur place dans ce processus. L’intégration sud-américaine est et doit être une intégration des peuple ».
Au-delà de sujets cruciaux qui sont absents dans le texte, comme celui de la dette externe, et celui des relations de ce projet avec les accords de libre commerce signés ou en cours de négociation avec les États-Unis et l’Union Européenne, peut-on espérer que les actuels gouvernements sud-américains (signataires de
Désigner
Toutefois, il est évident qu’il y a des contradictions flagrantes entre les objectifs formulés dans cette déclaration et les principales orientations des politiques publiques dans la majorité des pays sud-américains. Les objectifs formulés dans
Quel crédit accorder aux gouvernements andins qui négocient aujourd’hui un TLC avec les États-Unis, projet qui constitue une menace grave pour la santé, l’éducation, l’alimentation et l’environnement de ces pays, lorsqu’ils se sont engagés à garantir la santé, l’éducation, l’alimentation de leurs peuples, ainsi que la préservation de l’environnement ? Quel sens donner à la revendication du droit à un emploi décent quand les politiques d’ouverture, de privatisations et de déréglementation, la désindustrialisation, la flexibilité et les réformes de la législation de travail promues par ces mêmes gouvernements continuent de détériorer et de précariser systématiquement les conditions de l’emploi ? À quoi bon proclamer l’autonomie et l’égalité souveraine des États alors que sont négociés des accords commerciaux qui limitent toujours plus l’exercice de la souveraineté ? Pourquoi parler de distribution équitable des ressources, et de cohésion et d’insertion sociale, si l’expérience confirme que les actuelles politiques marquées par une vision dogmatique du libre commerce ne conduisent qu’à la désintégration sociale et à l’accroissement des inégalités sociales ? Quel sens cela a-t’il de souligner l’importance de la préservation de l’environnement et de la promotion d’un développement durable si - comme dans le cas du Brésil - les politiques actuelles donnant la priorité aux exportations de matière premières visant à générer un excédent dans la balance commerciale pour payer la dette externe requièrent une surexploitation prédatrice et non soutenable des ressources naturelles ? Quels types d’infrastructures vont accompagner ce processus d’intégration ? La priorité à l’investissement en infrastructures destinées à faciliter les exportations et à consolider le modèle de croissance vers l’extérieur, l’économie des ports sera t’elle maintenue ? Ces infrastructures ne mettront t’elles pas l’Amazonie et ses ressources à la disposition des entreprises transnationales ? Pourra-t’on au contraire donner la priorité aux exigences d’un développement endogène, d’une extension des marchés internes continentaux et de l’intégration effective des peuples ? Sera-t’il possible d’avancer dans la direction d’un modèle alternatif d’intégration alors que
La rhétorique latino-américaniste, la revendication de la souveraineté et de la démocratie, ainsi que des droits des peuples, pourraient conduire les mouvements sociaux et politiques populaires à baisser la garde pour ce qui est des négociations entre les gouvernements du continent. En attendant, ils demeurent sur les accords négociés avec des puissances extra-continentales (ZLEA, TLCs, MERCOSUR-UE). Il n’y a, toutefois, rien dans l’idée d’intégration sud-américaine qui en elle-même, par sa condition d’être latine ou sud-américaine, soit nécessairement plus favorable aux intérêts des peuples. Tout dépend, comme cela a été indiqué au début de ce texte, des modèles d’intégration en jeu.
Avec
Sera-t’il possible de transformer
Les mouvements populaires latino-americains, sont aujourd’hui confrontés à ces nouveaux défis et interrogations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire