L’administration Bush et les États membres de sa Coalition ont oublié à leur dépends une vérité d’évidence : on peut vaincre des États, pas des peuples. Au cours de l’année écoulée, les armées les mieux dotées du monde ont été tenues en échec du Liban à l’Afghanistan, en passant par l’Irak, par des va-nus-pieds.
C’est quelque chose d’incroyable. Des détachements de semi maquisards, armés tout au plus de kalachnikovs, de lance-grenades et d’explosifs entassés dans un véhicule ou enroulés à la ceinture de kamikazes remportent des guerres face à des armées régulières, équipées d’un matériel dernier cri et de hautes technologies. C’est-à-dire de systèmes satellitaires complexes de communication et de commandement, de viseurs à infrarouges, de stations radars détectant tout ce qui bouge, et même des objets immobiles et des personnes isolées, de moyens de lutte électronique. De blindés ultramodernes, de chasseurs, de bombardiers et de missiles de croisière… De tout ce qu’ont su créer les grands constructeurs de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, dotés de la pensée militaire la plus pointue, maîtrisant l’art de la tactique et des opérations, nourris de l’expérience et de la sagesse des guerres précédentes. Des guerres sont perdues par des armées dans lesquelles servent des professionnels hautement qualifiés, dont la préparation et la formation ont coûté des sommes astronomiques.
C’est même incroyable : des troupes pour lesquelles on dépense chaque année plus d’un demi trillion de dollars - autant que pour toutes les autres forces armées du monde réunies - ne peuvent rien contre des moudjahiddines dont les armes ne représentent pas plus de cinquante dollars par personne. Comment cela se fait-il ? Essayons d’y voir clair.
Quand on leur pose la question sacramentale de « l’inutilité de la force », les chercheurs commencent par dire, et c’est leur principal argument, que toutes les armées régulières modernes sont faites pour se battre contre des armées analogues et des États. Mais pas pour s’opposer à des francs-tireurs, qu’on les appelle terroristes, moudjahiddines, combattants ou insurgés. Souvent, de plus, tous ces résistants n’ont pas de centre unique de commandement. Ils agissent par petits groupes qui n’ont aucun lien entre eux. Ils opèrent parfois avec l’aide de la population locale qui a de la sympathie pour eux et les soutient totalement. C’est d’ailleurs en son sein qu’ils recrutent, le paysan ou l’ouvrier, le jour, devenant un combattant de la résistance la nuit. Ces gens ne vont pas à l’engagement avec de grosses unités bien organisées et armées, ils privilégient l’embuscade, se planquent dans les coins, attaquant des colonnes en mouvement, lors des moments de repos de petites unités. Et se font sauter dans les rues et sur les places des villes occupées.
Cette tactique repose sur un principe simple : l’attaque, un tir nourri et meurtrier et un retrait immédiat. En ordre dispersé. Qui faut-il chercher et où, qui faut-il poursuivre, on n’y comprend rien. C’est la tactique qu’a adoptée le Hezbollah. C’est ainsi qu’agissent les moudjahiddines afghans, les hommes des Talibans, les autres groupes terroristes, y compris en Tchétchénie.
Les théoriciens de la guerre ont même un terme pour désigner ce type d’opérations. Ils parlent de « guerre asymétrique ». Mais ils ne savent toujours pas comment la faire.
On peut vaincre n’importe quelle armée régulière, vaincre n’importe quel État, surtout si les forces sont inégales : l’armée états-unienne du début du XXIe siècle contre l’armée de Saddam, dont la modernisation s’était arrêtée au milieu du XXe siècle et qui était épuisée par des décennies de sanctions économiques. Mais il est impossible de vaincre un peuple, qu’il soit sunnite, chiite, kurde ou autre. Même si, à l’intérieur du pays, ces peuples ou ces clans nationaux se déchirent. Parce qu’arrive le moment où ils s’unissent pour combattre l’agresseur. Même s’ils n’ont pas toujours conscience d’être unis par un même but.
Tel a d’ailleurs été le cas en Afghanistan, où des tribus ennemies depuis des siècles se sont retrouvées d’un coup unies dans la lutte contre les troupes soviétiques. Elles agissent aujourd’hui ensemble ou séparément, par clan, par communauté, contre les troupes de l’OTAN. Même si cette lutte revêt également un caractère sporadique, inorganisé, lorsque telles ou telles unités de la coalition sous commandement de l’OTAN commencent à les agacer un peu trop, se mêlent de changer un ordre des choses établi au fil des siècles, veulent leur imposer un concept tel que la démocratie à l’occidentale. Le peuple a déjà sa propre démocratie qui veut que tous les membres de la tribu se soumettent sans broncher à un chef unique, soient prêts à donner leur vie pour lui, pour les traditions léguées par les ancêtres.
Qu’on le veuille ou non, des phrases de Lénine à moitié oubliées aujourd’hui reviennent en mémoire : « on ne vaincra jamais un peuple dont les ouvriers et les paysans ont, pour la plupart d’entre eux, compris, senti et vu qu’ils défendaient le pouvoir des Soviets qui est le leur ». Enlevez les mots « pouvoir des Soviets », remplacez les par « religion », « valeurs nationales, traditions populaires », « mode de vie séculaire » et vous verrez que Lénine, hélas, avait raison. Hélas pour ceux qui ne veulent pas tenir compte d’évidences plutôt banales. Ce reproche concerne pleinement l’administration états-unienne actuelle.
Les amis des États-Unis (dont Moscou) ont averti George Bush que la guerre contre l’Irak, d’autant plus sous un faux prétexte, pouvait se révéler une aventure aux conséquences difficilement calculables. Il ne les a pas écoutés. Voilà maintenant que les recommandations de la commission James Baker ne le satisfont pas et que la défaite du Parti républicain lors des élections au Congrès ne l’a pour l’instant incité à aucune conclusion radicale, alors qu’en Irak, le nombre des soldats états-uniens tués se rapproche très vite du seuil funeste de trois mille. Et le départ des États-uniens de ce pays, qu’il ait lieu l’an prochain ou dans trois ou quatre ans, ne peut que conduire à un nouveau chaos selon Sergueï Rogov, directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada près l’Académie des sciences de Russie. Non plus au Proche-Orient, mais bien au-delà…
L’impuissance de la force d’un des super-États ou de la coalition des États qui se rapprochent de ce statut, à qui font défaut le sens de la mesure et de la responsabilité politique envers leurs propres citoyens et les citoyens des autres pays, se transforme en catastrophe générale. C’est l’une des tristes conclusions de l’année 2006.
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